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21 février 2009 6 21 /02 /février /2009 12:15

 Miguel Espinoza, maitre de conférence en philosophie des sciences à l'université de Strasbourg, nous livre un comparatif très détaillé entre le système universitaire américain  et français.

 

"Chers Camarades,

Dans le cadre de notre grève universitaire mes collègues de l’Université de Strasbourg m’ont demandé de faire une conférence sur l’éducation universitaire américaine. Ayant vécu longtemps aux EU d’abord comme étudiant puis comme enseignant universitaire, j’ai accepté volontiers. Aujourd’hui j’aimerais partager avec vous mon témoignage et quelques opinions générales qui sont, toutes, aisément confrontables à la réalité.

L’éducation universitaire aux EU est très largement autonome et privée. C’est pourquoi d’un Etat à un autre, d’une université à une autre, et même d’un département à un autre d’une même université les situations sont très différentes de tous les points de vue : qualité, taille, richesse, prix des droits d’inscription, valeur des diplômes, salaire des enseignants, etc. Le système est donc très inégalitaire, et cette inégalité est considérée essentielle, affichée et valorisée. Voici quelques exemples. Inégalité de classement : Harvard est première selon le classement de Shanghai, tandis que le classement de l’Université de l’Etat de Missouri est introuvable. Inégalité de ressources financières : Harvard possède un capital de 24 milliards d’euros pour une population de 19 mille étudiants (il y a actuellement 10800 donateurs importants différents et chaque donateur établit exactement la manière dont il souhaite que l’argent soit dépensé) ; l’Université de l’Etat de Missouri, 42 millions d’euros pour une population de 22 mille étudiants. Inégalité des droits d’inscription dans un même Etat, le Missouri : Washington University, 36 mille euros par an ; Université de l’Etat de Missouri, 6 mille euros. Inégalité du rapport entre le nombre d’enseignants et le nombre d’étudiants : Washington University, 3 mille enseignants, 12 mille étudiants ; Université de l’Etat de Missouri, mille enseignants, 22 mille étudiants. Inégalité des salaires : Washington University, 117 mille euros par an (brut), Université de l’Etat de Missouri, 62 mille euros par an.

Une fois qu’un étudiant est admis dans une très bonne université et qu’il est capable de payer les droits d’inscription, il habite un petit paradis. Il vit dans un campus d’où on a enlevé toute trace d’obstacle aux études : il n’y trouve que d’autres étudiants intelligents, de très bons enseignants, d’excellentes bibliothèques d’accès très facile, d’excellents laboratoires. Avec de tels diplômes, toutes les portes sont ouvertes et l’on reçoit les offres d’emploi les plus variées avant d’avoir terminé les études. Si on ne voit que cela, on comprend qu’on soit ébloui.

D’après le classement de Shanghai de 2008, dix-huit des vingt premières universités du monde sont états-uniennes, tandis que les grandes écoles et les universités françaises sont mal placées. Cette situation a traumatisé le gouvernement français qui aimerait tout faire pour y remédier en copiant le modèle américain. Les principaux critères de ce classement sont le nombre d’enseignants de l’université évaluée ayant reçu un Prix Nobel ou une Médaille Fields et le nombre d’articles et de citations publiés dans des revues telles que Nature ou Science. Il saute aux yeux que ces critères favorisent les universités scientifiques anglophones grandes et très riches. Il y a une façon canonique de faire la recherche et de la présenter, reflétée par la composition des comités scientifiques des revues distinguées. Et qui sont ces éminents enseignants et ces brillants jeunes chercheurs qui font la gloire des universités états-uniennes ?  Un grand nombre d’entre eux vient de l’étranger : les EU attirent les meilleurs « cerveaux » du monde, dans certains cas, il est vrai, par leur démocratie, par l’agilité et la flexibilité du système, mais dans la plupart des cas par l’argent et par la qualité matérielle des infrastructures. Les universités d’élite sont peu nombreuses par rapport au nombre total d’universités (5758) et les droits d’inscription y sont extrêmement élevés, tandis que la qualité de la majorité des autres est inférieure à celle de la France.    

L’idéologie de la société états-unienne conduit les universités à consacrer une très grande partie de leurs efforts à la recherche, au développement et à l’innovation, ce qui aboutit à l’obtention de brevets commercialisables en vue d’améliorer la production industrielle, facteur d’enrichissement pour quelques-uns. Ces recherches de pointe sont largement financées par les entreprises privées : les voies suivies sont les voies financées (environ un cinquième de la recherche globale est financé par la NSF, la Fondation Nationale pour la Science). Ces financements sont ponctuels et ont une durée de trois ou quatre ans pendant lesquels un directeur de recherche, ayant gagné un projet peut, à son tour, financer des doctorants et des post-doctorants. Les jeunes chercheurs trouvent ainsi un chemin bien tracé. Le directeur accepte les exigences imposées par l’entreprise et notamment celle de l’exclusivité et du secret des résultats. Tout ceci concerne notamment les sciences appliquées et  la technologie, mais il y a aussi, bien entendu, une recherche fondamentale financée de la même façon car on sait qu’après dix ou vingt ans elle aura, presque à coup sûr, des applications exploitables industriellement et commercialement. La recherche dans les humanités est beaucoup moins coûteuse et se finance, pour ainsi dire, comme elle le peut.  

Les postes d’enseignants-chercheurs stables, à vie, dans une seule institution, n’existent presque pas : entre 70 et 80 % des postes sont précaires à durée déterminée et souvent à temps partiel. L’augmentation de postes précaires a évolué parallèlement à la baisse de la qualité globale des études, raison pour laquelle il est probable qu’il y ait une relation de cause à effet, et, de plus, on constate un accroissement de l’abandon des études après la première année. Beaucoup d’enseignants sont obligés d’assurer des cours à plusieurs endroits, ils sont sous-payés et n’ont pas le temps de bien se préparer pour prétendre obtenir un jour un poste définitif.  Des professeurs compétents et chevronnés sont nommés dans une université pour un, deux, trois ou quatre ans et doivent, tel Sisyphe, recommencer périodiquement à candidater et à déménager, avec tous les inconvénients intellectuels et familiaux que cela implique. Il n’y a rien de semblable au Conseil National des Universités (CNU) : chaque département embauche qui il veut par une commission ad hoc. Le salaire de chaque enseignant est négocié au moment de signer le contrat, il y a donc de grandes différences de rémunération entre collègues. A en croire les conditions requises, on recherche des surhommes : capacité de négociateur, excellence en tant que chercheur, excellence en tant qu’enseignant, popularité parmi les étudiants, disponibilité envers les étudiants, capacité et disponibilité pour les tâches administratives. En effet, parmi les principaux critères d’embauche il y a la capacité, qui doit être prouvée, à gagner des concours de recherche externes à l’université et à faire des démarches auprès des organismes les plus divers pour obtenir des subventions (ce qui existe aussi en France mais à un moindre degré). Il est souhaitable que l’enseignant, d’une façon ou d’une autre, apporte de l’argent à l’université. Ainsi celui qui, par sa notoriété, attire des étudiants est mieux rémunéré que ses pairs. (Dans certains pays qui de longue date ont adopté le système états-unien on tend à considérer les philosophes comme des parasites puisqu’ils coûtent de l’argent au lieu d’en rapporter). L’enseignant est embauché essentiellement pour enseigner ― c’est pourquoi il assure un nombre d’heures d’enseignement plus élevé qu’en France ― et le temps libre est un temps de permanence pour recevoir les étudiants. Ceux-ci ― source précieuse de revenus pour l’université ― évaluent les enseignants, et cette évaluation est l’un des paramètres qui décide du renouvellement ou non du contrat. Si un enseignant veut faire de la recherche, il doit postuler à des congés sabbatiques, difficiles à obtenir puisqu’il est en concurrence avec ses collègues.  

 

Le problème principal auquel nous sommes confrontés dans cette comparaison relève de la philosophie de l’éducation universitaire : quel est son sens, son objectif ; à qui s’adresse-t-elle. Je ne m’attarde pas beaucoup sur le modèle français car vous le connaissez mieux que moi. En arrivant en France j’ai trouvé autre chose : ce statut noble d’enseignant-chercheur qui nous garantit la paix pour faire de la recherche, pour écrire et pour assurer nos cours. Le CNU et les commissions de spécialistes assurent entre les universités, où qu’elles se trouvent, une qualité beaucoup moins hétérogène de ce qu’elle serait autrement. Les arts et les humanités sont cultivées ; l’absence de sens esthétique, dont souffrent tant les pays modernes, est moins visible ici qu’ailleurs. J’ai trouvé en France une université guidée par un idéal d’égalité. Les droits d’inscription ne sont pas élevés compte tenu, entre autres, des avantages acquis avec la carte étudiante. A côté de l’égalité recherchée par l’université française, l’université états-unienne est inégalitaire.

L’effort français n’est pas centré sur l’innovation industrielle car peu est fait pour améliorer la recherche en ce sens : les moyens financiers sont sans commune mesure avec ceux des universités d’élite états-uniennes, et les classes préparatoires et les grandes écoles d’ingénieurs, vers lesquelles sont dirigés les meilleurs étudiants du lycée, font, elles aussi, peu de recherche. Il y a deux objectifs difficilement conciliables et il faut choisir : éducation globale de bonne qualité adressée à une population nombreuse non sélectionnée, ou bien recherche de pointe dans le domaine de l’innovation industrielle. Admettons par hypothèse que le gouvernement veuille vraiment s’approcher du classement états-unien : est-il alors disposé à acheter les meilleurs professeurs et les meilleurs étudiants et jeunes chercheurs étrangers ? On peut en douter étant donné qu’il est difficile pour un étudiant étranger ou pour un enseignant étranger d’obtenir un visa et de s’installer en France. Et si le gouvernement veut former à la recherche scientifique sur place ses propres étudiants, convenablement, est-il alors disposé à leur accorder des bourses généreuses ? Plus de 30 % des français sont obligés de travailler en même temps qu’ils font leurs études et n’ont pas d’argent pour s’acheter des livres.

La société française et celle des EU sont organisées différemment. Cette dernière, étant basée sur le privé, on y considère tout à fait normal que les entreprises et les anciens étudiants contribuent généreusement au financement des universités, et que les entreprises, plus généralement, organisent et financent des activités culturelles, artistiques et sportives. Il est impossible d’adopter partiellement un bout de cette société sans tenir compte de son environnement global (pour écrire Don Quichotte il faut être Cervantes). Pourquoi donc vouloir adopter un modèle dont l’idéologie sous-jacente n’est pas celle de la France ? Pourquoi se plier devant le classement de Shanghai sans examiner au préalable les présuppositions épistémologiques et philosophiques exprimées par ses critères ? Et si les nouvelles mesures étaient appliquées, donneraient-elles les résultats escomptés, ces résultats sont-ils compatibles avec les stratégies préconisées ? Très probablement non ― le contraire serait un hasard-coïncidence ― car ces mesures n’émanent pas d’une connaissance approfondie de la situation exacte de la recherche en France, connaissance qui est la condition sine qua non de toute amélioration dans n’importe quel domaine. Le gouvernement s’auto définit pragmatique. C’est juste, car être pragmatique signifie se féliciter d’agir sans rien comprendre, mais ce n’est que la moitié de la vérité car toutes ces mesures qui nous occupent aujourd’hui sont, évidemment, idéologiques, d’une idéologie que certains d’entre nous rejetons avec force."


Miguel Espinoza                                                                                                                                           

                                                   

                                                       http://miguel.espinoza.pagesperso-orange.fr

                                                                   miguel.espinoza@orange.fr

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